critique de "3 femmes Puissantes" dans Libe

SOURCE http://www.liberation.fr/livres/0101586175-ndiaye-la-soif-des-maux


CRITIQUE Préférence. «Trois Femmes puissantes», trois destins entre la France et le Sénégal.

Le mal est toujours un bon sujet de roman, c’est le sujet préféré de Marie NDiaye qui n’a pas écrit que de très bons romans, elle a aussi écrit des pièces de théâtre. Papa doit manger (Minuit, 2003), avec quoi elle est entrée au répertoire de la Comédie française, est d’ailleurs le texte qui évoque le plus son nouveau livre, Trois Femmes puissantes.Dans les deux cas, il est question de peaux noires et blanches, de malentendu induit par ces couleurs. Et puis il y est question de manquement paternel : le père absent effectue un détestable retour en force dans la vie de ses filles, qu’il ne trouve pas trop à son goût. Tel est l’argument de la pièce et, ici, de la première histoire.
Abjection. Car les trois récits qui composent Trois Femmes puissantesse présentent comme autant de chapitres distincts, même s’ils ne sont pas sans liens, cousus d’une phrase très riche et brodés d’oiseaux. Norah, héroïne numéro 1, vient à Dakar à son corps défendant, convoquée par «celui dont l’affection a toujours été improbable», et qui la confond volontiers avec sa sœur si ça peut faire de la peine. Le père a quitté les siens et la France trente ans auparavant, en emmenant le plus jeune de ses trois enfants, Sony, 5 ans, durablement dévasté par l’amour qui lui est porté. «Ravage et déshonneur» : tout ce qui vient de la maison du père, homme «implacable, terrible», relève de l’abjection.
Marie NDiaye est un as pour les sensations de peur, d’angoisse, de honte, d’humiliation. Le tyran éclatant est aujourd’hui un vieil homme négligé qui dégage une curieuse odeur. Il reste odieux, mais, désormais, la terreur s’est retournée contre lui. Norah enregistre les signes du naufrage : «Elle lui trouva la peau noirâtre, moins foncée qu’avant, sans éclat.» La maison est désertée. Deux petites filles sont enfermées dans une chambre. Sony a disparu. La vessie de Norah lui joue des tours mortifiants (dans le second récit, des démangeaisons dévorent l’anus du personnage principal, un Blanc déclassé). Elle cherche son frère (comme dans Rosie Carpe, prix Femina 2001) : sa droiture sera-t-elle assez forte pour mettre en déroute les «démons qui s’étaient assis sur leur ventre quand elle avait 8 ans et Sony 5» ?
Parfois, Marie NDiaye suggère que Norah est lucide sur la perversité paternelle : «Le père envoyait un peu d’argent, irrégulièrement et des sommes différentes à chaque fois qui devaient laisser croire, sans doute, qu’il faisait ce qu’il pouvait.» A d’autres moments, elle soumet son héroïne (et les lecteurs) à l’absurdité la plus nue, la plus inquiétante, sans aucune explication ni commentaire psychologique. Norah a laissé à Paris sa fille, confiée à la garde d’un compagnon d’autant plus dangereux que son incurie a des apparences aimables. Le mal est alors «souriant et doux et obstiné». L’amant s’est installé chez Norah avec sa fille à lui. Et voilà qu’elle les voit soudain tous les trois, au Sénégal, à la terrasse d’un hôtel.
Rutebeuf. Le Sénégal, pays du père de l’auteur, qui n’écrit pas d’habitude sur l’Afrique, n’est pas nommé. La première histoire contient cependant des repères précis : la prison de Reubeuss, le village de Dara Salam, le quartier de Grand-Yoff, le journal le Soleil, tout cela renvoie à Dakar. Le deuxième récit est enraciné là-bas, mais se passe en Gironde. Cette fois, l’héroïne est hors champ. Elle s’appelle Fanta, elle est partie de rien et elle y est retournée. En France, elle est femme au foyer dans une maisonnette sordide. Au Sénégal, elle enseignait la littérature au lycée, où elle a rencontré le fin, le blond Rudy Descas, un agrégé spécialiste des poètes du Moyen Age, que nous allons suivre dans sa déréliction, ressassant du Rutebeuf, jusqu’au sursaut final. Viré après une sale affaire qui renvoie elle-même à d’atroces souvenirs, renvoyé en métropole où sa mère achève de lui gâcher l’existence, il est l’employé incapable d’une boîte qui vend des cuisines.
Dernière histoire, peut-être la plus belle : celle de Khady Demba, dont le nom a déjà été lu au début du livre. Son passé est tel qu’il l’a «préparée à ne pas juger anormal d’être humiliée». Pourtant, sa conscience de soi ne peut lui être retirée, elle se sait «indivisible et précieuse», elle est Khady Demba, c’est tout. Son intégrité, dût-elle subir le pire, ne sera jamais entamée. Telle est la foi de Trois Femmes puissantes, la quatrième étant Marie NDiaye.

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